CHAPITRE ONZE
Dans les rues de Winchester, les débris noircis, malodorants de l’incendie commençaient à s’éclairer de la lueur timide d’un nouvel espoir. Ceux qui s’étaient enfuis revenaient trier ce qui restait de leurs échoppes et de leurs maisons et ceux qui étaient restés entreprenaient activement de déblayer les ruines et de rentrer du bois pour reconstruire. Les marchands d’Angleterre étaient d’une race dure, résistante ; après chaque revers de fortune, ils repartaient, pleins de vigueur, et remettaient tout en ordre en crispant les mâchoires, prêts à se serrer la ceinture avant de pouvoir retrouver leur train de vie. On avait vidé les entrepôts de ce qui était inutilisable et on s’était préparé à recevoir des marchandises nouvelles. Dans les boutiques on rassemblait ce qui était encore vendable, on nettoyait les pièces ravagées par le feu, on installait des étals temporaires. L’existence reprenait son rythme ordinaire avec une vigueur et une rapidité étonnantes et aussi quelque chose comme du défi. « Essayez donc de nous anéantir, disaient les négociants de la ville, on se relèvera et on recommencera ; c’est vous qui vous lasserez les premiers. »
Les armées de la reine, solidement implantées ici, à l’ouest et au sud-est, vaquaient tranquillement à leurs occupations, renforçaient les postes qu’elles tenaient, se sentant d’autant plus en sécurité qu’elles savaient qu’il n’y avait qu’à attendre, que le roi Etienne ne tarderait pas à revenir. Il y avait sûrement eu quelques capitaines, Anglais ou Flamands, pour comprendre qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir des échanges de prisonniers, car même si le roi était un personnage clé qu’il fallait protéger à tout prix et d’une bravoure exemplaire, il n’était pas de taille à rivaliser avec son épouse en tant que stratège et chef de guerre. N’importe, sa libération s’imposait. Ils campaient donc sur les positions acquises, attendant que l’ennemi le remît en liberté, ce à quoi il devrait se résoudre tôt ou tard. Il fallait accepter de s’ennuyer un peu, le temps des négociations et des marchandages. Quant au résultat, il était couru d’avance.
Nicolas Harnage, avec dans sa bourse la liste des bijoux de Juliane Cruce, arpentait obstinément Winchester en tous sens, s’enquérant partout sur le sort de ces joyaux, qu’on les ait volés, vendus ou donnés à l’Eglise. Il avait commencé par la plus haute instance d’Angleterre, le représentant du Saint-Père, Henri de Blois en personne, qui retrouvait sa dignité sérieusement mise à mal. Animé d’une énergie farouche il s’apprêtait à participer aux discussions comme s’il n’avait pas retourné sa chasuble plusieurs fois, ni subi un siège en règle dans son propre château au risque d’y laisser sa peau. Nicolas dut beaucoup insister pour être reçu par Sa Seigneurie, mais en l’occurrence il était prêt à tout pour parvenir à ses fins.
— C’est pour ça que vous me dérangez ? s’exclama l’évêque, après avoir jeté un œil noir à la liste que lui présentait Nicolas. Que diable voulez-vous que je sache de ces colifichets ? Je n’en ai jamais vu aucun et, à ma connaissance, il ne s’en trouve aucun dans les maisons de Dieu que je fréquente. Et puis en quoi tout cela me concerne-t-il ?
— Monseigneur, il s’agit de la vie d’une femme, rétorqua Nicolas, piqué au vif. Elle comptait se consacrer à une vie dévote à l’abbaye de Wherwell. Mais elle a disparu avant d’y arriver et j’entends bien la retrouver si elle est vivante ou la venger si elle ne l’est plus. Et il n’y a que par ces colifichets, comme vous dites, que je peux espérer y parvenir.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider, répliqua Henri d’une voix brève. Je vous affirme qu’aucun de ces objets n’est entré au vieux moutier ni dans quelque couvent ou église qui relève de mon autorité. Mais rien ne vous empêche d’enquêter parmi les autres maisons de cette cité et de dire que je vous appuie dans vos investigations. C’est tout ce que j’ai à vous offrir.
Force fut à Nicolas de se contenter de cet appui qui avait l’avantage de lui conférer une autorité indéniable si on mettait en cause ses droits d’intervenir dans cette affaire. Bien que relégué au second plan pendant quelque temps, Henri de Blois s’était relevé, tel le phénix de ses cendres, aussi redoutable qu’avant, et ceux qui oseraient le défier risquaient de se brûler au feu auquel lui-même avait laissé ses plumes.
Nicolas emporta donc sa liste d’église en église et de prêtre en prêtre ; il ne rencontra que des hochements de tête et des bras qu’on lève au ciel, même quand on lui témoignait une évidente bonne volonté. Dans aucune des églises encore debout à Winchester, on n’avait vu le moindre des objets que Juliane Cruce apportait en dot. Il n’y avait pas de raison de douter de la parole de ces serviteurs de Dieu. Quelle raison auraient-ils eu de lui mentir ou de tergiverser ?
Restait à chercher par les rues, dans les boutiques d’orfèvres qui travaillaient l’or et l’argent, voire chez ceux qui couraient les marchés en vendant tout ce qui leur tombait sous la main. Nicolas entreprit d’aller les voir un par un et dans une ville aussi prospère, avec une clientèle aussi avisée de dignitaires de l’Eglise et de puissantes fondations, il n’était pas au bout de ses peines.
C’est ainsi qu’il arriva, le matin même du jour où frère Humilis demandait à être emmené sur les lieux de sa naissance, dans une petite boutique assez endommagé de la Grand-Rue, presque à l’ombre de l’église Saint-Maurice. L’incendie n’avait pas épargné la devanture et l’orfèvre avait improvisé une ouverture munie d’un volet, comme un étal de champ de foire, près de laquelle il avait tiré son banc de travail pour pouvoir travailler en pleine lumière. Le volet tiré au-dessus de sa tête le protégeait du soleil sans empêcher les rayons du matin de tomber sur la broche qu’il manipulait et les belles pierres dont il l’incrustait. Il devait avoir la quarantaine et être un homme robuste en période de prospérité, mais les privations dues à un long siège l’avaient considérablement amaigri et sa peau grisâtre pendait sur ses épaules comme sur celle d’un homme mal nourri. Il leva soudain les yeux, sous une mèche de cheveux grisonnants et demanda en quoi il pouvait servir le gentilhomme qui l’abordait.
— Je commence à ne plus espérer grand-chose, soupira Nicolas, mais ça ne coûte rien d’essayer. Je cherche à me renseigner, sans plus, sur certaines pièces d’orfèvrerie et ornements d’église qui se sont perdus dans la région il y a trois ans. Il vous en passe entre les mains, à l’occasion ?
— Je travaille l’or et l’argent. Il m’est arrivé de fabriquer de la vaisselle d’église dans le temps. Mais trois ans, ça fait un bout de temps. En quoi ces objets sont-ils tellement remarquables ? On les aurait volés, selon vous ? Je ne mange pas de ce pain-là, monsieur. Si on me propose quelque chose de douteux, je refuse d’y toucher.
— Peut-être n’y avait-il rien de nature à vous alerter. S’ils ont été volés, je ne vois pas comment vous auriez pu le savoir. Ils n’appartenaient ni à une église ni à un couvent du Sud ; ils provenaient du Shropshire où ils ont très probablement été fabriqués. Un homme comme vous aurait évidemment constaté qu’il s’agissait d’un travail exécuté dans le Nord. Les croix pourraient bien être d’origine saxonne.
— De quoi s’agit-il au juste ? Lisez-moi votre liste. Ma mémoire n’est pas infaillible mais il m’en reviendra peut-être quelque chose, même au bout de trois ans.
Nicolas s’exécuta lentement, guettant le moindre signe encourageant.
— Non, dit l’orfèvre, secouant la tête quand il eut terminé, je n’aurais rien oublié de tout cela, ni les chandeliers, ni la petite croix ornée d’agate et d’améthyste. Si j’avais encore mes livres, j’aurais pu les consulter pour vous obliger, le clerc qui les tenait pour moi était très précis, capable de vous retrouver n’importe quoi, même après des années. Mais tout est parti dans l’incendie, mes registres et le reste. On s’est efforcé de sauver l’essentiel, les livres ont été réduits en cendres.
C’était le sort commun à Winchester cet été, se dit Nicolas, résigné. Le comptable le plus méticuleux laisserait tout tomber s’il risquait sa peau ; s’il avait une chance de s’en sortir, il tenterait d’emporter ce qu’il avait de plus précieux et au diable les parchemins. Il paraissait inutile de mentionner les objets de moindre importance ayant appartenu à Juliane, car ils ne méritaient pas vraiment de retenir l’attention. Il se demandait s’il fallait insister quand une porte étroite s’ouvrit, laissant pénétrer un rai de lumière d’une cour située derrière la boutique et une femme entra.
Lorsque la porte extérieure se fut refermée derrière elle, elle ne tarda pas à s’effacer dans la pénombre de la pièce, pour reparaître à la lumière quand elle s’approcha du banc de son époux et du soleil éclatant de la rue pour poser un pichet de bière à la portée de l’orfèvre. A cet instant, elle leva les yeux et regarda Nicolas avec une candeur discrète ; elle avait belle allure et plusieurs années de moins que son mari. Son visage était encore dans l’ombre protectrice de l’auvent mais sa main apparut en pleine lumière quand elle disposa le gobelet ; c’était une jolie main pâle coupée au poignet par une manche très noire qui contrastait de façon frappante avec la blancheur de la peau.
Nicolas resta immobile, la fixant avec une telle intensité qu’elle en fut surprise, sans toutefois retirer sa main. A l’auriculaire elle portait un anneau trop petit peut-être pour le passer à un autre doigt, un bijou plus large que de coutume, encadré d’argent sur le bord, mais dont la surface était à ce point décorée d’émaux de couleurs que le métal était invisible. On distinguait des petites fleurs avec quatre pétales largement ouvertes ; entre les fleurs jaunes et bleues brillaient des petites feuilles vertes. Nicolas la dévorait des yeux, incrédule, comme s’il s’agissait d’une apparition miraculeuse, mais elle était bien là, aisément reconnaissable. On n’aurait pu en trouver deux semblables. Elle ne valait peut-être pas grand-chose, mais l’artiste qui l’avait faite avait montré tant d’adresse et d’imagination qu’il était impossible de la confondre.
— Je vous prie de m’excuser, madame, balbutia-t-il, reprenant ses esprits. Mais cet anneau... Puis-je savoir d’où vous le tenez ?
Le mari et la femme le regardèrent, intrigués mais nullement inquiets.
— Le plus honnêtement du monde, répondit-elle avec un petit sourire amusé par la mine grave de son interlocuteur. On est venu le proposer il y a plusieurs années, et comme il me plaisait, mon mari me l’a offert.
— Quand cela ? Croyez-moi, j’ai d’excellentes raisons de vous poser la question.
— Il y a trois ans, c’est sûr, dit l’orfèvre. En été, mais la date exacte... je ne m’en souviens plus.
— Moi si, affirma son épouse. Et tu devrais avoir honte de cet oubli. C’était mon anniversaire, c’est pour ça que tu m’as donné cette bague. Et mon anniversaire, monsieur, c’est le 20 août. Je porte ce bel anneau depuis trois ans. La femme du bailli voulait que mon mari lui en fasse une réplique, mais j’ai refusé tout net. Ce doit être une pièce unique en son genre. Les primevères et les pervenches ont des couleurs si douces... ! Les autres bijoux qui accompagnaient l’anneau ont été vendus il y a belle lurette, mais ils n’étaient pas aussi jolis, ajouta-t-elle, tournant la main pour que le soleil mette en valeur l’éclat des émaux.
— Ah ? Il y avait d’autres pièces ? demanda Nicolas.
— Un collier en pierres polies, dit le bijoutier, ça me revient maintenant. Et un bracelet d’argent, enchâssé de vrilles de pois – ou de vesces, peut-être.
L’anneau seul aurait suffi, mais les trois ensemble, le doute n’était plus possible : on avait apporté trois petits bijoux appartenant à Juliane Cruce pour les vendre, le 20 août 1138. Nicolas avait enfin obtenu un renseignement dont les implications lui inspiraient de l’inquiétude.
— Je n’ai pas terminé l’histoire de mes recherches, dit-il. Ces trois joyaux sont arrivés dans le Sud, ils appartenaient à une dame qui se rendait à Wherwell, et qui n’est jamais arrivée à destination.
— Vous m’en direz tant ! s’exclama l’orfèvre, tout pâle et fixant son visiteur d’un air méfiant et dubitatif. J’ai acheté ces bijoux honnêtement, je n’ai rien fait de mal et je n’ai rien à ajouter sauf qu’un bonhomme, qui présentait plutôt bien, est venu me les proposer sans chercher à se cacher...
— Attention, ne vous méprenez pas ! Je ne mets nullement en doute votre bonne foi. Simplement, vous êtes la première personne qui puisse m’aider à découvrir ce qui est arrivé à cette dame. Essayez de vous rappeler et de me dire qui était l’homme en question. A quoi ressemblait-il ? Etait-il jeune, vieux ? Quel genre ? Vous le connaissiez ?
— Je ne l’avais jamais vu et il n’est jamais revenu, déclara l’orfèvre, qui commençait à se rassurer tout en se demandant si, à trop parler, il ne se montrait pas imprudent. Il avait à peu près mon âge, la cinquantaine, plutôt ordinaire, habillé simplement ; il a dit qu’il était domestique et qu’on l’avait chargé de négocier ces pièces ; je l’ai cru.
La femme s’avéra d’un plus grand secours. A présent l’affaire l’intéressait sérieusement, ne voyant aucune raison de s’inquiéter, elle sut tout de suite se rendre utile. Elle avait le regard beaucoup plus perspicace que son mari et prit aussitôt fait et cause pour Nicolas à qui elle décida d’apporter son concours.
— C’était quelqu’un de carré, solide, avec un teint bronzé comme du cuir patiné, précisa-t-elle. Il ne faisait pas aussi chaud qu’en ce moment, et s’il avait le teint mat, du genre à jaunir juste un peu en hiver, ce n’était pas dû à la saison. Pour moi, il vivait sûrement dehors toute l’année. Un chasseur ou un forestier, peut-être. Les cheveux et la barbe brune, mais il se déplumait sur le sommet du crâne. L’œil vif, un visage hardi, assez impénétrable. Je ne me serais jamais aussi bien souvenue de lui s’il ne m’avait pas apporté l’anneau. Maintenant, si vous voulez mon avis, il ne m’aura pas oubliée non plus. Il m’a regardée des pieds à la tête avant de sortir.
Elle en avait l’habitude, n’ignorant rien de sa beauté ; raison de plus pour qu’elle se rappelât cet homme aussi précisément. Bonne raison également pour écouter attentivement ce qu’elle avait à dire de lui.
Nicolas éprouva un terrible sentiment d’amertume. Ce n’était pas l’âge, ni la barbe, ni la calvitie naissante, ni même la peau tannée qui lui permirent d’identifier l’homme car Nicolas n’avait jamais vu Adam Heriet, mais tout un faisceau de circonstances : le suspect avait les bijoux en sa possession, il y avait la preuve fournie par la date, le fait que les trois autres compagnons de voyage avaient été priés de rester à Andover. Restait donc le quatrième, le serviteur fidèle, le chasseur, le forestier, qui avait la cinquantaine, un homme si adroit de ses mains que Waleran de Meulan s’était réjoui de l’enrôler ensuite... tout ce que Nicolas avait entendu dire d’Adam Heriet correspondait à ce que cette femme rapportait sur celui qui était venu vendre les bijoux de Juliane.
— Je lui ai posé quelques questions, reprit l’orfèvre, encore mal à l’aise, car il était évident que ces parures appartenaient à une femme. Je voulais savoir comment il les avait acquises et pourquoi il voulait les vendre. Il m’a répondu que, vu sa position, il se contentait d’obéir aux ordres qu’il avait reçus et qu’il n’était pas assez bête pour les discuter, ce qui n’aurait pas manqué de lui faire couper les oreilles ou d’être fouetté au point d’avoir le dos tigré comme celui d’un chat. Je n’ai pas eu de mal à le croire, les maîtres comme ça, il y en a à revendre. Il en parlait très simplement, pourquoi aurais-je été chercher des complications ?
— Evidemment, soupira Nicolas avec lassitude. Vous avez donc acheté et il est parti. Il a marchandé ?
— Non, on lui avait dit de vendre et il n’était pas le genre à discuter, d’ailleurs, il n’était pas là pour ça. Il a pris ce que je lui donnais. Je n’avais pas lésiné.
Avec un bon profit probablement ; et pourquoi pas ? Les bijoutiers n’avaient pas à pratiquer la charité avec des vendeurs d’occasion.
— Et c’est tout ? Il est parti comme ça ?
— Il s’en allait quand je l’ai rappelé pour lui demander ce qu’était devenue la dame à qui avaient appartenu ces bijoux et si elle n’en avait plus l’usage. Il s’est retourné, m’a regardé et m’a dit que non, pour l’excellente raison que la dame en question était morte.
La brutalité de cette réponse, sa force glaciale, résonnèrent dans la voix de l’orfèvre quand il la répéta. Il s’en souvenait en réalité bien mieux qu’il ne l’avait cru et il frémit en la redisant. Elle frappa Nicolas plus inexorablement encore, comme un coup de couteau au cœur, lui coupant le souffle. Cette phrase atroce interdisait le doute et identifiait Adam Heriet à coup sûr ou presque. Celle à qui appartenaient ces bijoux était morte, ils ne lui servaient donc plus à rien.
Tout à sa rage froide il entendit la femme, dont l’intérêt pour cette affaire grandissait, intervenir :
— Ah, mais ce n’est pas tout ! Il se trouve que je l’ai suivi quand il est parti, mais discrètement, pour qu’il ne s’en rende pas compte trop vite.
Lui avait-il lancé une œillade assez admirative pour l’attirer ainsi derrière lui ? Non, pas s’il avait quelque chose à cacher ; en ce cas il se serait plutôt esquivé, trop heureux de s’être débarrassé de son butin à bon prix. Etant curieuse de nature et ayant du temps devant elle, elle était sortie au cas où il y aurait quelque chose à voir. Et qu’avait-elle vu ?
— Il a filé par la gauche, là, dit-elle, et il y avait un autre homme, un jeune, appuyé contre le mur, à l’attendre. Est-ce qu’il lui a donné de l’argent, tout ou partie de ce qu’il avait reçu ? Je n’en sais rien, mais il lui a donné quelque chose. Et puis le plus âgé a regardé par-dessus son épaule, il m’a aperçue et ils se sont éclipsés très vite en tournant le coin dans la rue latérale, près du marché. Là, je les ai perdus de vue. Et j’en savais déjà plus qu’il n’était bon pour moi, dit-elle méditative, surprise elle-même d’avoir soupçonné un mauvais coup sous les apparences banales.
— Vous en êtes absolument sûre ? demanda Nicolas, très attentif. Il y avait quelqu’un de plus jeune avec lui ?
Car enfin, les trois serviteurs de Lai étaient restés à attendre à Andover. Si tel n’avait pas été le cas, l’un d’entre eux, l’innocent par exemple, aurait aussitôt vendu la mèche.
— Je m’en souviens comme si c’était hier, affirma-t-elle. Un jeune homme propre, habillé simplement, comme on en rencontre dans les tavernes, les foires ou sur les marchés, en quête d’un emploi dans le meilleur des cas ou d’une occasion de jouer les tire-laine dans le pire.
Il cherchait du travail ou le moyen de gagner un peu d’argent ! Ou les deux, selon le genre de travail qui se présentait – même s’il fallait en passer par un meurtre.
— A quoi ressemblait-il, ce deuxième homme ?
Elle plissa le front, réfléchit en se mordant les lèvres, fouillant dans sa mémoire, qui se révéla aussi bonne que fidèle.
— Assez grand, mais pas trop, à peu près de la taille de l’autre, mais beaucoup moins large d’épaules. Je dis « jeune » parce qu’il a disparu en un rien de temps, qu’il était mince et apparemment très vif. Mais je n’ai pas vu son visage, car il avait tiré son capuchon sur sa tête.
— J’ai bien eu un doute, intervint l’orfèvre pour se justifier. Mais c’était fini, j’avais payé et j’avais les bijoux. Que pouvais-je faire d’autre ?
— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui déclara Nicolas sans détacher les yeux de l’anneau qui brillait au doigt de la jeune femme. Accepteriez-vous de me vendre cette bague, madame ? Je vous en offre le double de ce que votre mari l’a payée. Ou bien, si vous refusez, m’autorisez-vous à vous l’emprunter ? Fixez votre prix. Je vous promets de vous la rendre dès que possible. Je sais, ajouta-t-il avec insistance, que vous y tenez beaucoup, mais j’en ai besoin.
Elle le regarda à son tour, fascinée, les pupilles dilatées, jouant avec sa bague.
— Pourquoi vous la faut-il ? Vous plairait-elle plus qu’à moi ?
— Il me la faut pour confondre l’homme qui vous l’a apportée et qui, j’en suis convaincu, est responsable de la mort de celle qui la possédait avant vous. Votre prix sera le mien.
Elle referma sa main libre sur le bijou, comme pour le protéger, mais elle avait les joues en feu et ses yeux brillaient d’excitation. Se tournant vers son mari elle le consulta du regard, mais il avait l’air lointain et calculateur des marchands. Il s’apprêtait à avancer une somme lui permettant de payer les réparations de sa boutique quand soudain elle saisit l’anneau, l’enleva vivement de son doigt et le tendit à Nicolas.
— Je vous le prête gratuitement. Mais quand tout sera terminé, vous me le rapporterez vous-même et vous me raconterez la fin de l’histoire. Si par hasard vous vous étiez trompé, si la dame est toujours en vie et qu’elle veuille récupérer son bijou, vous le lui rendrez et vous me donnerez ce qui vous semblera honnête.
Il saisit la main qui lui tendait la bague et la baisa.
— Je vous le promets, madame ! Je me conformerai en tout point à vos désirs ! Vous avez ma parole !
Il n’avait rien d’autre à lui proposer en guise de gage. Son mari hochait la tête avec indulgence, comme s’il était habitué aux caprices de sa ravissante épouse et il n’émit aucun commentaire, tout au moins tant que le visiteur n’eut pas pris congé.
— Je sers sous FitzRobert, dit Nicolas. Si jamais je manquais à ma parole, ou si vous aviez des raisons de vous croire trahie, allez vous plaindre à lui, il vous rendra justice. Mais soyez tranquille, je reviendrai.
— Pourquoi cet empressement à te débarrasser de mes cadeaux ? demanda le bijoutier quand Nicolas eut disparu.
Mais il y avait plus d’amusement que de ressentiment dans sa voix, et il recommença, imperturbable et précis, à se concentrer sur la broche à laquelle il travaillait.
— Oh ! je n’ai pas renoncé à la récupérer ! répliqua-t-elle, sereine. Je me fie à mon intuition. Il reviendra et je retrouverai ma bague.
— Et si par hasard la dame de ses pensées n’était pas morte et qu’il te prenne au mot ? Hein ?
— Eh bien, il saura se montrer assez reconnaissant, je crois, pour que je puisse m’acheter tous les anneaux que je voudrais. Et tel que je te connais, tu n’auras pas de mal à en fabriquer une réplique si je t’en prie gentiment. Fais-moi confiance, quelle que soit la façon dont tournera le vent – et je souhaite sincèrement que notre visiteur se soit montré trop pessimiste – nous n’aurons pas à nous plaindre.
Nicolas quitta Winchester dans l’heure, à bride abattue, par la porte nord, en direction de Hyde. Il passa tout près de la terre noircie et des murs en ruine de la malheureuse abbaye qu’avaient fuie Humilis et Fidelis pour chercher refuge à Shrewsbury et laissa derrière lui, sans plus prêter attention, ces vestiges de la tragédie et du malheur. Il avait bien d’autres chats à fouetter.
Il n’était pas plutôt au bout de la rue que l’abattement et le désespoir avaient cédé la place à la rage et au désir de vengeance le plus implacable. Il disposait maintenant d’une quasi-certitude, de quelques témoins et de la preuve de la trahison et de l’ingratitude la plus noire. Il ne saurait subsister le moindre doute : ces modestes bijoux étaient bien ceux que Juliane avait emportés avec elle. Par quel hasard trois pièces semblables auraient-elles pu être vendues ? Deux personnes pourraient témoigner sous serment comment ces biens mal acquis avaient trouvé preneur ; l’une d’elles était capable de décrire le vendeur avec une précision qu’une confrontation ne ferait qu’accroître, et, bon Dieu, il n’allait sûrement pas laisser passer cette occasion. En outre, elle avait vu le vendeur dans la rue en train de parler à l’assassin qu’il avait engagé, l’homme dont il avait loué les services et qu’il payait pour son crime. Il ne serait pas facile de mettre la main au collet du tueur à gages, qui n’avait ni nom ni visage, sauf pour celui qui l’avait engagé. Il faudrait mener une enquête comme celle que Nicolas avait provoquée quand on s’était mis en devoir de retrouver la trace d’Adam Heriet. Il ne restait qu’une compagnie des hommes de Waleran à Winchester et Heriet n’était pas parmi eux. Mais les recherches continueraient jusqu’à ce qu’on le retrouve. Ce jour-là, il aurait des explications à fournir, et pas seulement sur quelques heures où il s’était octroyé du bon temps, mais sur la possession illicite des bijoux ayant appartenu à une dame qui avait disparu, leur vente irrégulière et l’argent qu’il en avait retiré et partagé avec un mystérieux inconnu. Car enfin, pourquoi aurait-il payé si l’autre n’avait pas participé au vol ou au meurtre ?
Une fois qu’on tiendrait le responsable, on arrêterait son homme de main. La première chose à faire était d’informer Hugh Beringar et d’envoyer des gens sur la piste d’Adam Heriet dans tout le Shropshire, dans le Sud, jusqu’à ce qu’on l’arrête et qu’on le confronte à l’anneau.
Midi venait à peine de sonner quand Nicolas quitta la ville. A la tombée du soir il s’arrêta à Oxford, où il changea de monture et il continua sa route de nuit, à une allure plus calme et moins éprouvante pour son cheval. Au fur et à mesure qu’il montait vers le plat pays du Nord, la nuit devenait plus chaude, étouffante. Il n’y avait pas de nuages dans le ciel très noir où n’apparaissaient ni lune ni étoiles. Autour de minuit des éclairs brillèrent de partout, pour se perdre aussitôt dans la pénombre épaisse, dessinant l’espace d’un moment des arbres, des toits, des collines au loin qui disparaissaient dans l’instant sans laisser à l’œil le temps de les voir distinctement. Et tout cela dans un silence complet sans aucun bruit de tonnerre pour ébranler la chape de plomb. Etait-ce un présage de la colère de Dieu ou de son insondable pitié ?